Wim Wenders : “Aujourd’hui, trop de gens font semblant de voyager”

Pour la nef du Grand Palais, le cinéaste allemand a conçu une installation inédite, spectaculaire, à partir d’images de ses films. L’occasion pour nous de le questionner sur le mouvement, essentiel à son œuvre, le voyage au XXIe siècle, les frontières...

Par Isabelle Alvaresse

Publié le 16 avril 2019 à 16h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 00h56

Avez-vous trouvé difficile de concevoir cette œuvre pour la nef du Grand Palais ?
Wim Wenders : Difficile n’est pas le mot, c’était plutôt archi-complexe ou presque impossible. On n’avait jamais rempli cet énorme bateau qu’est l’intérieur du Grand Palais avec des images de cinéma, avec l’univers d’un film. On a commencé avec l’idée de concevoir des triptyques, et finalement cet intérieur est devenu une sorte d’écran gigantesque divisé en sept éléments, servi par une bonne douzaine d’énormes projecteurs.

Vouliez-vous mettre certains thèmes en avant ?
W.W. : Oui, nous nous sommes laissé guider par des thèmes, si vous voulez, ou par l’« aura » d’un film. Ce qui se dégage souvent, c’est aussi un grand mouvement, car j’ai fait pas mal de road-movies… Mais le monde des Ailes du Désir est décidément très différent de celui de Pina, par exemple. Donc, les (é)motions provoquées sont aussi de natures très diverses. Et souvent, c’est la musique qui a inspiré le montage de cette grande installation. Nous avons évité de vouloir trop « raconter ». Ce parcours cinématographique à travers la nef du Grand Palais n’est pas narratif, il propose plutôt des ambiances. On se fait son propre cinéma dedans…

Wim Wenders au Grand Palais.

Wim Wenders au Grand Palais. Nicolas Krief

Avez-vous été perturbé par le fait que, contrairement à une salle de cinéma, le spectateur soit ici mobile, qu’il déambule ?
W.W. : C’est ce qu’il y a de plus beau dans cette expérience ! On peut se promener comme dans l’intérieur d’un film. J’ai vraiment dû penser à l’histoire de Jonas à l’intérieur de la baleine ! Parce qu’on ne voit jamais « l’ensemble ». La nef est simplement trop vaste. Donc on se promène, on fait un tour dans un film et dans la nef du Grand Palais en même temps. J’ai toujours adoré l’architecture baroque de cette fin d’époque, ces grands volumes de métal, pierre et verre, ces arches, ces escaliers courbés. De voir les images inonder toute cette architecture, jouer avec elle, la rendre visible d’une autre manière, c’était le plus grand plaisir de ce défi. L’architecture et les images se confondent de sorte que les unes imprègnent les autres.

Le mouvement est essentiel à votre œuvre. Est-ce qu’aujourd’hui, dans votre quotidien, le voyage est aussi vital que lorsque vous étiez jeune cinéaste ?
W.W. : Je me suis toujours dit : « Ça va se calmer, un jour tu vas moins voyager », mais c’était une illusion. Pour autant, je ne me plains pas. Avant d’être cinéaste, metteur en scène et photographe, j’ai été avant tout voyageur, et bien souvent aussi une sorte de guide touristique, de meneur de troupes ou d’« accompagnateur »… Dans un autre siècle, j’aurais été écrivain voyageur.

Wim Wenders au Grand Palais.

Wim Wenders au Grand Palais. Nicolas Krief

De nos jours où les gens se déplacent beaucoup plus qu’à vos débuts, voyager a-t-il encore un sens ?
W.W. : Bonne question. Dans notre monde globalisé, il n’y plus grand-chose à « découvrir », c’est vrai, en terme de paysages ou de cultures « exotiques ». Les vraies aventures, de plus en plus, sont devenues les voyages de l’esprit, les découvertes culturelles ou spirituelles. C’est pour cela, je crois, que mes documentaires explorent de plus en plus l’esprit humain, comme dans Pina, Le Sel de la Terre ou Un homme de parole. Ce sont eux les vrais aventuriers d’aujourd’hui…

“Le nationalisme a provoqué des millions de morts et des souffrances incommensurables”

Quel est votre moyen de locomotion préféré ?
W.W. : C’est avant tout la bicyclette. Dans ma ville, à Berlin, je fais tout en vélo. Pour voyager, j’ai redécouvert le train. A l’intérieur de l’Europe, je le prends le plus possible. Finalement, ça ne prend souvent pas plus de temps…

Avez-vous eu la sensation, comme le dit Wilhelm à la fin de Faux Mouvement, de manquer quelque chose à chaque nouveau mouvement ?
W.W. : Quand on a tourné ce film, c’était plutôt nouveau de penser que le voyage au XXe siècle ne serait plus un moyen d’éducation par définition, comme c’était encore le cas pour Goethe (le film s’inspirait des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister). Notre héros se rend compte que son voyage ne l’a pas fait avancer, ni moralement ni spirituellement. Au XXIe siècle, c’est encore moins le cas. Trop de gens voyagent aujourd’hui sans se déplacer, pour ainsi dire. De retour chez eux, ils regardent les photos qu’ils ont faites « en voyage », pour se rappeler qu’ils « étaient là », mais ils ne l’étaient pas vraiment. Ils faisaient semblant de voyager. C’est plus souvent le cas que jamais, pour tout le monde, moi-même compris.

Wim Wenders au Grand Palais.

Wim Wenders au Grand Palais. Nicolas Krief

Chez vous, le voyage mène à la rencontre. Vos films ne sont-ils pas autant des « meet-movies » que des road-movies ? Et n’est-ce pas la rencontre qui est libératrice, plus que le mouvement ?
W.W. : Si. Mais les rencontres aussi se font de plus en plus rares. Le voyage ou les rencontres dépendent d’une capacité d’ouverture, d’une volonté de faire des expériences de « première main ». Ça se perd, peu à peu, comme d’autres de nos sens. Saisir l’esprit du lieu, par exemple, est l’une de nos capacités qui tend à disparaître.

Vos films des débuts montrent un monde sans frontières. La seule frontière parfaitement hermétique était celle qui séparait les deux Allemagne… Que pensez-vous de ce qu’il se passe aujourd’hui ?
W.W. : Les Européens souffrent d’un manque de sens de l’histoire effrayant ! Les frontières sur notre continent devraient appartenir au passé… Mais non, toutes ces idées désastreuses reviennent, comme le nationalisme. L’extrême-droite essaye de nous parler de « nation » et de « peuple » comme de qualités qu'on aurait perdues. Elle veut nous faire croire qu’on pourrait gagner quelque chose en revitalisant d’anciennes « valeurs ». Mais non, ce n’étaient pas des valeurs ! Le nationalisme a provoqué des millions de morts et des souffrances incommensurables. Comment peut-on oublier ça ?

Il y a aussi un mouvement intérieur chez vos personnages, qui sont dans une quête existentielle, une quête de sens. A travers cette installation au Grand Palais, avez-vous compris quelque chose de votre propre mouvement intérieur ? Avez-vous évolué vers plus de légèreté ? De spiritualité ?
W.W. : [Rires.] La « légèreté », je travaille encore dessus ! Mais la quête dont vous parlez continue. Ce serait triste de l’arrêter, pas seulement pour moi, mais pour tout le monde.


(E)motion, de Wim Wenders. Du 18 au 22 avril, de 21h à minuit. Nef du Grand Palais, 3, avenue du Général-Eisenhower, Paris 8e. Entrée libre.

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