Voici comment la sixième réforme de l'État a remodelé la Belgique
Alors que l’on débat de l’opportunité d’un nouveau round institutionnel, L’Echo revient sur le dernier en date. Qui n’a pas dit son dernier mot.
C’était à prévoir. Voilà près de sept ans que la Belgique ne s’était plus lancée dans un vaste exercice de cogitation institutionnelle. CD&V et N-VA ont à présent sifflé la fin de la récréation communautaire, en invoquant la nécessité d’une suite, d’une septième refonte de l’appareil étatique. Une pièce a été introduite dans le juke-box; il est vraisemblable que l’on reparte, un jour ou l’autre, pour un tour.
La Belgique n’en a pourtant pas fini avec la dernière en date. Bouclée dans les grandes lignes fin 2011 et votée en deux étapes, en 2012 et 2014, la sixième réforme est un drôle d’animal. Qui transfère aux Communautés et Régions un solide paquet de compétences – une cinquantaine de postes, pesant près de 20 milliards d’euros, et d’une intensité très variable. "On sent qu’il y a eu la volonté de faire du chiffre, sourit Mathias El Berhoumi, professeur de droit constitutionnel à l’Université Saint-Louis. Et de faire basculer le centre de gravité de la Belgique vers les entités fédérées." Ajoutez à cela l’approfondissement de l’autonomie fiscale régionale, à hauteur d’environ 11 milliards.
Avant de s’embarquer dans la conception de la septième, autant tirer le bilan de la sixième.
1 Ce qui n’a guère bougé, ou si peu.
Il ne faudrait pas oublier que les transferts de compétences voulus par la sixième réforme de l’État sont récents. Approuvés en 2014 et lancés, au plus tôt, en 2015. Or l’expérience montre qu’il faut bien une législature pour digérer le tout – notamment pour que les entités fédérées se dotent d’une administration, ce qui constitue souvent un préalable aux velléités d’imprimer sa patte. Il ne faut donc pas s’étonner que, dans une série de domaines, rien n’ait réellement évolué. Ici, ce sont encore des institutions fédérales qui gèrent la compétence; là, un accord de coopération a été conclu, poursuivant la politique menée jusque-là.
Parfois, aussi, on traîne la patte. De quoi expliquer, sans doute, que les Régions n’ont pas encore sucré l’institution provinciale, ce qui est pourtant devenu de leur ressort. Ni lancé de consultations populaires – seule la Wallonie a commencé à se doter du cadre nécessaire. Côté climat, enfin, le constat était posé dès 2011: la Commission nationale climat ne fonctionne pas, à la Belgique d’inventer autre chose – on attend toujours.
2 Ce dont les entités fédérées se sont emparées.
Sur d’autres fronts, par contre, les entités fédérées ont déjà frappé. C’est un principe du fédéralisme belge: lorsqu’une entité hérite d’une compétence, elle s’en empare généralement – quand elle y est prête, s’entend bien. "Souvent, cela insuffle un certain dynamisme à ces compétences", souligne Mathias El Berhoumi. Que celles-ci soient primordiales ou mineures, si pas un brin délaissées par le Fédéral.
Dressons l’inventaire des changements rendus possibles par la sixième réforme de l’État – sans aucune intention d’exhaustivité.
Institutionnel. Piqûre de rappel. Électoral ou judiciaire: l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde (BHV) est scindé; le Sénat est raboté et rendu accessoire; le fait régional bruxellois sort renforcé, notamment via l’autonomie constitutive.
Emploi. Régionalisés, les titres-services ont été revus à la marge. Bruxelles a ainsi coupé en deux la réduction d’impôt, valsant de 30% à 15%, tandis que la Wallonie a joué sur le prix – 9 euros pour les 400 premiers titres, 10 euros pour les suivants. Ajoutons qu’au sud du pays, les entreprises de titres-services seront confrontées à de nouvelles règles en termes de durée de travail (en 2021) et de formation (en 2020).
Au rayon emploi, l’autre gros morceau, c’est la régionalisation de la politique des groupes cibles, menée via l’activation d’allocations de travail et la réduction de cotisations sociales. Que les trois Régions ont revisité à leur manière. Jeunes et travailleurs âgés restent prioritaires partout dans le pays. Pour le reste, la Flandre cible les personnes atteintes d’un handicap, tandis que Bruxelles et Wallonie ont privilégié les demandeurs d’emploi de longue durée – on ajoutera les personnes peu qualifiées au dispositif bruxellois.
Petite question pour la route: est-ce la sixième réforme qui a ouvert la porte à la réforme (contestée) des aides à la promotion de l’emploi (APE) en Wallonie? Oui, et non. Cette compétence était déjà aux mains de la Wallonie, mais la responsabilisation accrue des Régions via les groupes cibles aura joué le rôle de déclencheur.
Fiscalité. Le grand chambardement de 2011 n’invente pas le concept d’autonomie fiscale régionale, mais le renforce solidement. Auparavant, les Régions pouvaient, dans une certaine mesure, jouer d’additionnels à l’impôt des personnes physiques (IPP). Seule la Flandre s’y était aventurée – symboliquement et marche arrière à la clef. À partir de 2015, on passe à la vitesse supérieure. Pour faire bref, on va dire qu’un quart de l’IPP est régionalisé.
En fait, de nouveaux centimes additionnels régionaux voient le jour – pour simplifier, on vous livre les données définitives en faisant l’impasse sur les estimations réalisées pour 2015. Fixés à 33,257%, ils s’appliquent à l’IPP amputé d’un "facteur d’autonomie" de 24,957%. Pour l’heure, ni la Flandre ni la Wallonie n’ont touché à ce taux de 33,257% – seule Bruxelles a fait un geste, l’abaissant de 0,5 point.
Ce n’est pas tout. Une série de crédits et réductions à l’IPP deviennent une compétence exclusive régionale. Dans le tas, la star incontestée, c’est le bonus logement. Que Bruxelles a supprimé, ainsi qu’une série d’autres mécanismes, au profit d’un abattement musclé, grimpant de 60.000 à 175.000 euros. Flandre et Wallonie l’ont par contre conservé, tout en le retouchant. Côté wallon, le chèque-habitat ne vise que les habitations propres et uniques et son montant varie selon les revenus et le nombre d’enfants à charge. En Flandre, après avoir raboté l’avantage, on l’a étendu aux habitations propres mais non uniques – cela s’appelle le bonus logement intégré.
Santé. Attention, complexité. "Depuis la sixième réforme de l’État, la Santé est ingérable", a-t-on entendu à diverses sources. Parmi les matières transférées, les maisons de repos ou de soins psychiatriques – avec gestion par l’Inami et interdiction d’y toucher jusqu’à la fin 2018. À présent, des refontes s’annoncent, notamment du côté du financement des infrastructures (hôpital ou maisons de repos).
Sécurité sociale. Les allocations familiales (quelque 6,5 milliards) constituent le plus gros transfert de la sixième réforme de l’État. En Flandre, le nouveau système a pris ses quartiers en janvier 2019. En Wallonie aussi, mais partiellement et non sans couacs – il faudra attendre 2020 pour que Famiwal déploie entièrement ses ailes. À Bruxelles, cela traîne davantage: la réforme est annoncée pour 2020, rien n’ayant changé en 2019. À noter que la naissance de l’assurance-autonomie wallonne ne doit rien à la magie de la sixième réforme: en Flandre, cela existe depuis 2001.
Un Jeu de dupes?
Rendre plus "homogènes" les blocs de compétences aux mains des différentes entités, fédérale ou fédérées: tel est, en Belgique, l’un des principaux "arguments de vente" pour les réformes de l’État successives. Le problème, avec la sixième du nom, c’est que l’on a fait tout le contraire. "On a davantage morcelé les compétences", résume Mathias El Berhoumi. Parfois jusqu’à l’illisible.
Le professeur de droit constitutionnel s’étonne par ailleurs des termes du débat actuel. Faut-il toucher, ou non, à la Constitution? "Ce n’est pas parce que l’on déclare des articles ouverts à révision qu’il en sort une réforme de l’État. Tout comme il est possible d’en mener une sans modifier la Constitution, en passant par des lois spéciales, comme en 2001."