Malika Seguineau : "Pour le monde du spectacle, la crise du coronavirus est un tsunami"

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Malika Seguineau : "Pour le monde du spectacle, la crise du coronavirus est un tsunami"

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Depuis la déclaration d'Emmanuel Macron du 13 avril, les annulations de festivals s'accumulent et font redouter aux professionnels du secteur un angoissant silence estival
Depuis la déclaration d'Emmanuel Macron du 13 avril, les annulations de festivals s'accumulent et font redouter aux professionnels du secteur un angoissant silence estival
© Getty - Nikada

L'invitée de la semaine. L'annonce par Emmanuel Macron de l'interdiction des festivals jusqu'à mi-juillet en raison du coronavirus plonge toute la filière dans le flou quant à son avenir. Entretien avec Malika Seguineau, directrice générale du Prodiss, le syndicat national du spectacle musical et de variété.

"C'est un tsunami que traverse le secteur", explique Malika Seguineau du Prodiss

2 min

"Les grands festivals et événements avec un public nombreux ne pourront se tenir au moins jusqu'à mi-juillet". Les mots d'Emmanuel Macron lundi soir ont entraîné des annulations en cascade. Les rendez-vous culturels majeurs de l'été renoncent un à un : du festival d'Avignon aux Eurockéennes en passant par les Francofolies, le Main Square, Art Rock, les Nuits de Fourvière, ou encore les Vieilles Charrues. D'autres, à l'image du Hellfest, du Printemps de Bourges, de Lollapalooza ou des Solidays, n'avaient pas attendu les précisions du chef de l'Etat pour annuler. 

Dans une filière déjà fragilisée économiquement par le nouveau coronavirus - avec de nombreuses salles totalement à l'arrêt depuis plus d'un mois déjà - mais aussi par les attentats de 2015, la crise des "gilets jaunes" ou les mouvements de grève, l'avenir prend pour le moment la forme d'un énorme point d'interrogation. Il va falloir un soutien extrêmement conséquent, à la hauteur de la détresse économique du secteur, prévient d'ores et déjà Malika Seguineau, la directrice générale du Prodiss. Le syndicat du secteur privé du spectacle vivant musical et de variété rassemble producteurs, salles et festivals et est la première organisation patronale représentative des entrepreneurs de ce secteur dans le privé.

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Lundi, Emmanuel Macron annonçait l'interdiction des grands événements avec du public jusqu'à mi-juillet. Jeudi, le ministre de la Culture Franck Riester assurait que certains "petits festivals" pourraient sans doute se tenir à partir du 11 mai. Comprenez-vous l'exécutif ?

Mon état d'esprit, comme celui des membres du Prodiss, c'est la confusion. Depuis le début de cette crise, on a besoin de lisibilité et de clarté pour pouvoir nous organiser. On a très tôt compris qu'on était les premiers concernés, puisque dès le début du mois de mars, les rassemblements ont commencé à être interdits. On a aussi très vite compris qu'on serait les derniers à retrouver une activité normale : on a espéré l'été, on pense maintenant à l'automne, tout en considérant que pour de nombreuses manifestations, on commence même à se projeter sur 2021. On a donc très bien compris que cette crise serait très longue et qu'elle marquerait durablement notre secteur.

On a entendu le Président lundi soir, ce n'était pas encore tout à fait clair, mais il y avait un début de trajectoire. Immédiatement, de très nombreuses manifestations ont été annulées. Des événements post 14 juillet, comme les Vieilles Charrues, ont aussi pris la décision d'annuler car ils ont bien compris qu'en termes de responsabilité et de réalisme, il était inconcevable d'envisager que la manifestation puisse se tenir dans de bonnes conditions. Nous nous sommes donc installés dans cette idée-là et nous nous sommes mis à travailler sur les conditions de la reprise. Sauf que depuis, à la déclaration du Président, est venue s'ajouter l'intervention du ministre de la Culture. Et nous n'avons pas compris. Nous ne comprenons pas ce qu'est un "petit festival" par rapport à un grand festival, nous ne comprenons pas ce qu'est une jauge qualifiée de petite et quelles sont les conditions pour autoriser ces petits festivals à se tenir après le 11 mai, alors même qu'on nous indique que les restaurants, les bars et les hôtels ne seront pas rouverts avant longtemps. 

Beaucoup d'entreprises m'ont appelée jeudi : celles qui ont annulé se demandent ce qu'elles doivent faire, celles qui n'ont pas annulé s'interrogent sur les conditions à remplir pour éventuellement pouvoir organiser leurs manifestations. Tout cela ne nous semble pas très cohérent, on a besoin de visibilité, de clarté, de ligne. Doit-on se dire que l'été est mort ? Ce qui est évidemment très dur, mais dans ce cas on s'organise, on met nos entreprises en mode sommeil, on déploie les dispositifs et on demande à ce que ces dispositifs durent le plus longtemps possible. Aujourd'hui, nous naviguons entre de nouvelles interrogations et une grande confusion. 

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NDLR : Après la réalisation de cet entretien, le ministre de la Culture a été un peu plus précis lors d'une audition au Sénat. "Acceptons que nous puissions régler ça cas par cas", a plaidé Franck Riester. "C'est certain qu'un grand rassemblement, une fosse avec 3 000 personnes, les uns sur les autres, ce n'est pas imaginable. Par contre, un petit festival rural, avec une scène, un musicien et 50 personnes, qui sont à un mètre les unes des autres, sur des chaises, et qui ont un masque, et en rentrant sur le site la possibilité de se bien se laver les mains avec des produits spécifiques : on pourra tenir ces festivals-là", a-t-il détaillé.

Quels que soient les éléments de réponse apportés par le gouvernement, peut-on d'ores et déjà dire de cette crise qu'elle est une véritable catastrophe économique pour le secteur ? 

Le mot "catastrophe" est même faible. C'est un tsunami qui traverse le secteur. Beaucoup de secteurs de l'économie française sont touchés, mais il y a des reprises qui seront plus rapides que d'autres. Nous allons être les derniers à retrouver une activité normale. En outre, avec la fermeture des frontières, il y a de grandes incertitudes sur la venue en France d'un certain nombre d'artistes internationaux. Donc oui, c'est une catastrophe. Cela l'est d'autant plus que nos entreprises sont à près de 90% des très petites entreprises. Elles ont une économie structurellement fragilisée qui sort de plusieurs années de crise – les attentats de 2015, les "gilets jaunes", les grèves. Désormais, c'est un arrêt pur et simple de leur activité avec une grande incertitude quant à la date à laquelle elles pourront revenir à une activité normale. Et puis, elles ont des salariés permanents, qu'elles doivent mettre au chômage partiel, avec, là-encore, des incertitudes sur la durée de ce dispositif d'accompagnement. 

C'est un tsunami qui traverse le secteur

Dans son allocution de lundi, le Président a visé le tourisme, l'hôtellerie, la restauration et la culture en indiquant que nous serions les derniers à retrouver une activité normale. D'autant plus qu'il y aura d'abord la levée des interdictions, mais ensuite, il y aura une incertitude sur la manière dont les spectateurs se comporteront. Les Français reviendront-ils facilement dans un lieu de spectacle ou, au contraire, auront-ils des craintes ? Et puis, lorsqu'on aura décidé de rouvrir ces lieux, il ne faudra pas oublier que pendant des mois, la billetterie aura été à l'arrêt. L'arrêté qui nous autorisera à rouvrir des salles ne nous permettra pas d'organiser un spectacle le soir-même, c'est impossible puisque nous n'aurons pas pu communiquer sur ce spectacle ni vendre des billets. L'économie sera lente à redémarrer. Enfin, le Prodiss représente des entreprises du secteur privé dont le modèle économique repose sur la seule vente de billets de spectacle. Depuis le mois de mars, rien n'entre donc dans leurs caisses et c'est effectivement une catastrophe économique pour ces entreprises.

La Question du jour
9 min

Est-ce la même catastrophe pour tous les événements ? La situation est-elle aussi grave pour une grosse machine telle que le festival d'Avignon (700 000 visiteurs chaque année) que pour le festival Art Rock de Saint Brieuc (78 000 spectateurs l'an dernier) ?

Il est très difficile d'établir une comparaison car ce n'est pas la même dimension. Il y a un acteur subventionné, qui bénéficie de soutiens publics. J'ose espérer que les collectivités et l'Etat n'abandonneront pas les festivals qu'ils subventionnent. Mais tous les festivals ne bénéficient pas de subventions en France, ou alors parfois dans des proportions très faibles qui ne suffisent absolument pas à leur existence. Et pour ceux-là, je suis très inquiète. Je suis très inquiète quant à la survie possible de ces manifestations qui sont des "mono-activités" et pour qui cette année est une année blanche. Comment vont-elles être en capacité de tenir un an sans activité et de se projeter sur la saison suivante ? 

Qui va souffrir de ces annulations en cascade ? Les organisateurs, les artistes, les prestataires, les fournisseurs, les saisonniers, n'est-ce pas toute une économie qu'on fragilise ?

C'est toute la chaîne qui est mise en danger. Pour un festival, comme pour un concert, il y a d'abord l'organisateur de la manifestation et son équipe permanente. Cette équipe se bat toute l'année pour que la manifestation ait lieu, et là, elle doit gérer d'abord un deuil, puis l'incertitude quant à la survie de la structure. Il y a ensuite les intermittents, nombreux à travailler sur les festivals d'été. Nous avons ainsi beaucoup de techniciens qui, durant cette période, réalisent un nombre important d'heures qui leur permettent de générer des droits à l'assurance-chômage, et pour qui nous sommes préoccupés. Il y a aussi évidemment les artistes, intermittents ou non, qui perdent le côté important de la rencontre avec le public. 

Toute la chaîne va souffrir de l'arrêt de l'activité

Il y a également tout ce qui est indirect : tous les prestataires qui montent les scènes, qui s'occupent du matériel lié à la lumière, toutes les chaînes d'hôtellerie et de restauration… Tout cet écosystème qui travaille autour d'un festival va souffrir. Plus en retrait, mentionnons aussi le fait que les spectacles génèrent des droits d'auteur. Ils ne seront évidemment pas payés, puisqu'il n'y a pas de spectacle, et ce sont donc des auteurs qui ne percevront pas de droits d'auteur. Toute une kyrielle d'acteurs va véritablement souffrir de cet arrêt de l'activité. Et nous commençons à avoir très peur, à nous demander comment nous allons pouvoir tous tenir sur une période d'inactivité encore très longue. Ce n'est pas juste un ralentissement, il ne se passe absolument rien, c'est terrible. 

Des territoires pourraient être également fragilisés ? 

Les festivals sont très implantés localement, ils ont des retombées énormes sur les territoires. Ce sont des retombées qui ne se feront pas sur le territoire de Belfort (avec l'annulation des Eurockéennes), à Avignon (avec l'annulation du festival d'Avignon), à Carhaix (avec l'annulation des Vieilles Charrues). Toutes les collectivités vont souffrir de l'absence de festival cette année, et il va falloir tenir sur le long terme après une année de silence. 

La Théorie
3 min

Dès le mois de mars, et en partant sur le principe d'une interdiction d'activité jusqu'à fin mai, le Prodiss mentionnait que les conséquences du coronavirus sur le spectacle vivant privé en France allaient se chiffrer à 600 millions d'euros de pertes de chiffre d'affaires. Au regard des nouvelles annonces et des annulations en cascade, ce chiffre va être nécessairement revu à la hausse. Avez-vous déjà une idée des montants qui pourraient être atteints ?

On avait fait ce premier travail sur le volet spectacle vivant privé, en intégrant l'activité musicale et variété, les cabarets, et les théâtres privés. Nos calculs reposaient sur des interdictions jusqu'à fin mai. A partir de maintenant, puisqu'on a une vision sur la saison festivalière, on se remet en ordre de marche pour procéder à la deuxième phrase de l'étude qui intègrera les mois de juin, juillet et août, mais aussi le dernier trimestre de l'année 2020. 

Que faut-il faire, selon vous, pour permettre au secteur de se relever au sortir de la crise sanitaire ? 

Il nous faut un plan de relance massif. Nous avons déjà commencé à travailler sur les dispositifs nationaux mis en place aux niveaux fiscal et social pour mettre nos entreprises "en mode sommeil" et que personne ne fasse faillite durant cette période. Cela se met en place, parfois difficilement car on ne rentre pas toujours dans les cases. On attend ainsi toujours des précisions sur l'activité partielle applicable aux artistes. Mais cela se fait. Ce que nous voulons obtenir ensuite, c'est que ce "mode sommeil" dure le plus longtemps possible, c'est-à-dire jusqu'à la reprise, voire un peu après. Car ce n'est pas le jour-même de la reprise que l'économie de l'entreprise ira mieux et que la trésorerie sera reconstituée. 

Il faut un accompagnement sur le très long terme. On sait tous qu'il y aura un plan de relance massif au niveau national et nous devons en être, comme toutes les entreprises. Là-dessus, nous suivons et nous suivrons toutes les discussions qui se tiennent au niveau du ministère de l'Economie et des finances. Et nous demanderons des précisions quand cela sera nécessaire. C'est par exemple le cas sur l'annulation des charges évoquée par le Président, puis le ministre des Comptes publics, Gérald Darmanin. Pour l'instant, nous ne payons pas de charges, puisqu'il n'y a pas d'activité et que tout est reporté. Nous voulons savoir plus précisément de quoi il est question. 

Au-delà des dispositifs nationaux, militez-vous pour des dispositifs spécifiques ? 

Dans le secteur du spectacle vivant, il y a une taxe sur la billetterie de spectacle. Elle permet de déclencher des dispositifs d'aides sélectives. Actuellement, nous nous demandons s'il n'y a pas un moyen d'effacer cette dette et de la coupler à un accompagnement de l'Etat. Tout au long de l'année 2020, il n'y aura pas de possibilité de percevoir la taxe et donc pas de possibilité d'attribuer ces aides sélectives. Mais en 2021, si l'activité redémarre, il est impossible pour des entreprises qui ont des problématiques de trésorerie de commencer d'entrée de jeu à ponctionner leurs recettes. Il faudrait donc envisager l'effacement de cette dette par un mécanisme de compensation. Ça, c'est un plan de relance.

Cette crise révèle les grandes faiblesses de nos entreprises

Nous travaillons aussi bien sûr sur un volet sectoriel. C'est pour cela que nous sollicitons en permanence le ministre de la Culture et le Centre national de la musique. Cette crise révèle les grandes faiblesses de nos entreprises : elles sont structurellement très fragiles avec des trésoreries qui ne reposent que sur la billetterie. Il faut trouver des dispositifs pour faire en sorte qu'elles soient en capacité d'amortir les chocs qui, aujourd'hui, ne sont plus exceptionnels. Avant le coronavirus, nous avons eu les attentats, les "gilets jaunes", les grèves. A chaque fois, cela met en péril énormément d'entreprises de notre secteur parce qu'elles sont trop fragiles. Nous devons travailler sur ce "trop fragiles" en mettant en place des amortisseurs. 

C'est ce que nous souhaitons porter au niveau du nouveau Centre national de la musique, exactement comme ce qu'a pu faire par le passé le Centre national du cinéma qui est un véritable soutien au secteur. Il faut que, demain, ce Centre national de la musique soit autant en soutien du secteur, et pas seulement en soutien des très petites entreprises. Ce secteur est fait de tout type d'entreprises, et c'est une chaîne dans laquelle chacune a son rôle à jouer, on ne peut pas se contenter d'en aider seulement quelques unes. Il faut donc des dispositifs de relance massifs, mais aussi des dispositifs pérennes de soutien à ces entreprises pour qu'elles soient moins fragiles à l'avenir. 

Avez-vous le sentiment que l'exécutif a conscience de la gravité de la situation dans laquelle se trouve, selon vous, le secteur culturel ? 

Il y a en tout cas une grande différence avec d'autres moments de crise : aujourd'hui, la culture est autour de la table. J'arrive personnellement à participer à un certain nombre d'échanges avec Bercy. Nous sommes reconnus, au même titre que ce que le gouvernement appelle l'événementiel, le tourisme et l'hôtellerie-restauration, comme l'un des secteurs qui seront le plus longuement marqués. Et c'est très important pour nous parce que cela veut dire que si l'exécutif construit des dispositifs sur le long terme, nous serons dans ces dispositifs. 

Je pense qu'ils ont intégré, au sein du gouvernement, que l'économie de la culture avait toute sa place dans l'économie française, qu'elle a des répercussions sur tout le territoire, et il n'est visiblement pas question pour eux de la sacrifier. C'est capital, car désormais, la culture est présente. 

Le Billet politique
4 min

Y a-t-il des plans B en cas d'annulation ? Le Printemps de Bourges, l'un des premiers à devoir annuler en raison de la crise sanitaire, a par exemple annoncé une version numérique de l'événement avec "créations, reprises, textes, fantaisies" proposés notamment par les artistes programmés à l'origine. Ce genre d'initiatives peut-il se dupliquer ?

Je ne suis pas sûre qu'on puisse parler de plan B car ça ne remplacera jamais l'événement, le live et la présence du public, ce qui est forcément une expérience unique. Je crois que, pour le Printemps de Bourges, c'est envisagé comme la possibilité de garder un lien avec le public, avec les fans et c'est important pour les artistes comme pour la marque festival. Mais derrière cela, il n'y a pas vraiment d'économie, ne nous voilons pas la face. 

Nous devons faire partie de cette économie nouvelle

En revanche, nous commençons à observer ces modèles car c'est forcément intéressant de creuser pour voir ce qu'il y a à construire et la façon dont cela pourrait générer des économies, car il n'est pas possible que seules les plateformes s'en emparent. Derrière, il y a des artistes, des producteurs de spectacle, des organisateurs. Nous devons clairement faire partie de cette économie nouvelle et réfléchir aux façons de développer ce modèle afin d'en avoir la maîtrise.